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Hommage à Zakir Hussain

Philippe Gonin
Zakir Hussain jouant du tabla sur la scène du Grand Auditorium

Ustad Zakir Hussain : la disparition d’un maître

C’est une presse unanime qui, au lendemain de la disparition de Zakir Hussain en décembre 2024, salue la mémoire du musicien indien. « ‹ God is sound ›, ce slogan qu’il arborait sur un tee-shirt rappelle la nature profonde de celui qui un jour deviendra le fakir des tablas, un ustad (maître) célébré par ses pairs », écrit Libération. « Depuis ce matin, les mordus de percu, les amoureux de ragas savants comme les babas de fusion, pleurent tous le même homme. Pur génie du rythme, maître des tablas indiennes capable de jammer sur une scène rock, jazz ou hindoustanie avec la même virtuosité, Zakir Hussain s’est éteint hier soir », écrit Anne Berthod dans Télérama. « Icône de la musique classique indienne » (Le Devoir), « Le soleil se lève ce matin tandis que chaque joueur de tabla sur terre voit un trou noir », écrit la nuit même du décès de Zakir Hussain, le tabliste franco-indien Prabhu Edouard. On ne saurait mieux exprimer le vide que laisse dans le monde du jazz et de la musique indienne, la mort d’un musicien qui, en 2024, devint « le premier Indien à remporter trois Grammy Awards dans la même année » (The Guardian). Zakir Hussain avait 73 ans.

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Un parcours

Né en 1951, enfant prodige, Zakir débute sa carrière alors qu’il n’a qu’une dizaine d’années. Dès le milieu des années 1960, il s’immisce dans le paysage musical de la côte ouest. Celui que le Washington Post a décrit comme ayant su « repousser les limites de son instrument » a connu l’effervescence artistique de San Francisco au début des années 1970 et côtoyé les meilleurs musiciens de la scène psychédélique. « Tous les jours, on pouvait aller au club et y trouver un musicien (David Crosby, Jerry Garcia, Carlos Santana…) pour jouer. C’était un monde différent alors, les musiciens pouvaient converser entre eux librement, les managers ne mettaient pas encore leur grain de sel et la musique était plus gaie » (Télérama) se souvient celui qui voulait devenir batteur de rock ! Ce maître incontesté et incontestable des percussions indiennes travaille en étroite collaboration avec les meilleurs artistes de la pop, du jazz et de la musique classique. On le rencontre sur « Living in the Material World », enregistré en 1973 par George Harrison, on le croise jammant avec le Grateful Dead, on le voit encore aux côtés de John McLaughlin ou Herbie Hancock, Yo-Yo Ma ou Béla Fleck.

 

« Au cours des années 1970, il devient une figure majeure de l’histoire de cette fusion entre jazz et musique indienne : l’indo jazz. »

La fusion de deux mondes

Si le jazz atteint son âge d’or entre les années 1930 et les années 1950 dans une Inde alors sous domination britannique, le monde a mis un peu plus de temps pour s’ouvrir aux musiques indiennes. Le concert donné par Ravi Shankar et le propre père de Zakir Hussain, Alla Rakha, à Monterey en 1967 fut sans aucun doute un révélateur. Mais c’est probablement un album datant du début de la décennie qui donne le coup d’envoi de l’intérêt porté à cette musique par le jazz mais aussi la pop. On le doit à Ravi Shankar. « Improvisations » paraît en 1962 et voit aux côtés de Shankar se produire le flûtiste Bud Shank et le bassiste Gary Peacock. La musique de cet album, malgré la présence des deux jazzmen, sonne, il est vrai, plus typiquement indienne que réellement « jazz ». La fusion s’opère plus nettement dans « Indo-Jazz Suite » de John Mayer et Joe Harriott, enregistrée en 1966 et dont le titre parle de lui-même. L’expérience menée par Mayer et Harriott (le double quintet Indo-Jazz Fusions tourna jusqu’à la disparition de Joe Harriott en 1973) n’est pas sans lendemain. Si, au même titre que ceux venus d’Afrique, des accents indiens, de John Coltrane (« India ») à Miles Davis (« Guinnevere »), parcourent de nombreuses productions jazz dans la seconde moitié des sixties, c’est du côté du guitariste John McLaughlin qu’il faut se tourner pour trouver l’une des fusions parmi les plus marquantes entre jazz et musique indienne. Le guitariste enregistre en 1971, avec Badal Roy au tabla, Charlie Haden à la contrebasse, Dave Liebman à la flûte, Jerry Goodman au violon et Billy Cobham à la batterie, un premier album, « My Goal’s Beyond », où se marient jazz et musique indienne. Puis, après l’électrique Mahavishnu Orchestra, McLaughlin fonde Shakti.

Zakir Hussain jouant du tabla sur la scène du Grand Auditorium
©: Alfonso Salgueiro

Une figure de l’indo jazz

Hussain est sans conteste une des figures majeures de ce courant né dans les années 1960 qu’est l’indo jazz. « Prodige du tabla qui a fait le pont entre musique indienne et jazz » (Télérama), il participe très tôt à la diffusion du genre (que l’on intègre parfois à ce que l’on appelle l’ethno jazz). C’est, avec McLaughlin et le violoniste Lakshminarayana Shankar au sein de Shakti, que Zakir Hussain fait sa grande entrée dans le jazz fusion en un projet (Shakti with John McLaughlin) qui unit, comme aime le rappeler Dave Holland, ces « deux grandes traditions d’improvisations que nous avons dans le monde ». Hussain est présent sur « A Handful of Beauty » (1976) et « Natural Elements » (1977) puis le groupe se sépare. Mais l’indo jazz est désormais ancré dans le monde de la musique. En 1987, le percussionniste rencontre à nouveau McLaughlin dans l’album « Making Music », qu’il enregistre en collaboration avec les saxophonistes Jan Garbarek et Hariprasad Chaurasia. Dans les années 2000, Shakti renaît de ses cendres et le groupe, désormais appelé Remember Shakti, tourne durant quelques années. En 2020, c’est encore avec McLaughlin qu’il enregistre « Is That So ? », aux côtés de Shankar Mahadevan.

Cependant, énumérer toutes les collaborations et formations dans lesquelles Hussain a été impliqué serait fastidieux et ressemblerait à un catalogue. On se contentera de mentionner cet album magnifique, « Sangam », enregistré avec Charles Lloyd et Eric Harland, paru chez ECM en 2006, ou encore l’expérience Cross Current, présentée sur la scène de la Philharmonie en 2019. « Ce projet, expliquait-il alors, m’est venu à l’esprit simplement parce que je cherchais des exemples où un hommage approprié était rendu à l’influence du jazz sur les musiques du monde entier. » Ce jazz dont il disait qu’il était « le cadeau de l’Amérique au monde ». Hussain aimait aussi dire que, bien qu’héritier d’une « histoire vieille de 3000 ans » qui pourrait faire penser qu’il était à même de pouvoir « enseigner au monde les rythmes », il n’était au fond « qu’un petit point dans ce tableau qu’est la musique de l’univers ».

 

Triveni

En 2022, lors d’une tournée américaine, Triveni a mis l’accent sur un autre aspect du travail du percussionniste Zakir Hussain : la fusion, ou plus précisément le dialogue, entre les traditions musicales hindoustanie (au nord) et carnatique (au sud). Deux musiciennes de talent, Kala Ramnath et Jayanthi Kumaresh se produisent alors aux côtés de Zakir Hussain. « Comme un ange sous forme humaine. Le simple fait de regarder Kala Ramnath est une expérience extraordinaire. Elle a une façon de jouer extrêmement détendue et sublime qui vous captive immédiatement. Elle est connue pour son jeu incroyablement lyrique. Je suis toujours enthousiasmé quand je l’entends. C’est l’une des plus grandes musiciennes de la planète. »

Triveni Sangam d’Allahabad
Triveni Sangam d’Allahabad, point de rencontre entre le Gange, la Yamuna et la rivière mythique Saraswati

Triveni Sangam d’Allahabad, point de rencontre entre le Gange, la Yamuna et la rivière mythique Saraswati

Tel est l’élogieux portrait que Terry Riley dressait en 2015, dans le San Francisco Chronicle. L’artiste, née dans une dynastie de violonistes, a très vite montré les signes d’un talent qui l’a conduite vers les sommets. Elle est aujourd’hui une artiste renommée curieuse de jazz, de flamenco, des musiques africaines ou de musique classique occidentale. Elle compte une vingtaine d’albums à son actif et a aussi créé une fondation, baptisée Kalashree, dont le but est d’enrichir par la musique, la vie des enfants malades et défavorisés. La vînâ (« veena » étant la graphie anglaise) est un instrument à cordes indien dont il existe deux familles : l’une, au nord de l’Inde, connue sous le nom de rudra vînâ et l’autre, au sud, appelée saravasti vînâ. C’est de cette dernière que joue l’autre virtuose du trio, Jayanthi Kumaresh. La musicienne se produit depuis plus de quarante ans maintenant sur les scènes du monde entier. Elle a enregistré de nombreux albums. Virtuose, elle est également une chercheuse titulaire non seulement d’un diplôme de troisième cycle en littérature anglaise mais également d’un doctorat obtenu à l’Université de Mysore (Inde) pour son étude analytique des styles de jeu de la vînâ. Avec le violon de Ramnath, représentante de la tradition du raga du nord de l’Inde et la vînâ de Kumaresh, Hussain avait l’ambition de créer un pont entre les deux instruments. Le choix du nom de la formation n’est pas anodin : Triveni est le nom du site mythique de la confluence des trois fleuves sacrés en Inde. Ici, à travers l’art des trois musiciens, c’est un symbole de convergence des musiques indiennes.

Tous trois reconnus comme des musiciens hors pair, des pionniers mais aussi comme des éducateurs ayant à coeur de transmettre leur savoir, la symbiose entre les trois virtuoses a été unanimement saluée.

 

Poursuivre l’oeuvre du maître

C’est à ce « petit point du grand tableau » qu’est rendu hommage ce soir. D’autres virtuoses « petits points » viennent dire leur admiration pour l’homme « aux doigts dansants ».

« Devenu, après le décès de Zakir Hussain, un quartet, Triveni poursuit son oeuvre en lui rendant un hommage à la fois musical, humain et même spirituel. »

Outre Kala Ramnath et Jayanthi Kumaresh, la formation accueille désormais Fazal Qureshi et Anantha Krishnan. Frère de Zakir Hussain, Fazal Qureshi, qui a la lourde tâche de lui succéder au tabla, s’illustre également dans la fusion entre tradition indienne et jazz. Il a participé à de nombreux projets musicaux et joue, depuis plusieurs années maintenant, comme invité au sein de Mynta, un groupe de jazz fusion indo-suédois dont la musique marie voix indiennes, rythmes africains et latino-américains, musique arabe et tradition folkloriques suédoise. L’ensemble existe depuis 1979 mais ce n’est qu’au début du siècle que Fazal a rejoint la formation. Instrument royal traditionnel, de forme oblongue, et largement utilisé dans la musique classique de l’Inde du sud, le mridang est originaire de l’État du Kerala. Musicien précoce, petit-fils et disciple du grand maestro du mridang Shri Palghat R. Raghu, Ananatha Krishnan a d’abord appris les bases de l’instrument auprès de son oncle, Shri R. Ramkumar. Dès l’âge de cinq ans, il reçoit un enseignement officiel auprès de son grand-père. Deux ans plus tard (il n’a que sept ans), il donne son premier concert. Lorsqu’il atteint sa vingtième année, il s’est déjà produit aux côtés de nombreux musiciens classiques indiens. Ananatha Krishnan est considéré comme l’un des maîtres actuels de l’instrument.

 

Kaushiki Chakraborty

Née en 1980 dans une famille de musiciens, Kaushiki Chakraborty est la fille de Pandit Ajoy Chakraborty, spécialiste du khayal (le style de musique classique le plus pratiqué en Inde du Nord). On dit qu’elle réagissait à des mélodies dès l’âge de six mois et interprétait différents chants avant d’avoir atteint ses deux ans. « À l’âge de cinq ans, mon chant avait un sens, explique-t-elle. Mon addiction était telle que mes grands-parents n’ont pas réussi à me dompter et à m’inciter à m’adonner à la lecture. » Dotée d’une voix capable de naviguer sur plus de trois octaves, elle est aujourd’hui l’une des figures de proue de la musique du nord de l’Inde. « Aussi virtuose qu’inspirée, […] elle a reçu le don rare d’une voix mélodieuse et d’un talent musical exceptionnel. […] Sa sensibilité et sa profondeur musicale en font l’une des plus grandes vocalistes de la nouvelle génération » pouvait-on entendre sur Radio France. Kaushiki Chakraborty assure la relève en poursuivant la lignée des grands maîtres de la musique hindoustanie.

Son chant est accompagné par un ensemble de musiciens comprenant Ishaan Ghosh au tabla, Murad Ali au sarangi et Jyotirmoy Banerjee à l’harmonium.
Né en 2000, fils du maître du tabla Pandit Nayan Ghosh, Ishaan est l’un des plus brillants représentant de la jeune génération de tablistes. Il oeuvre au sein de Araj, réunion de jeunes artistes classiques d’Inde du Nord. Malgré son jeune âge, sa carrière est déjà auréolée de plusieurs prix, dont le prix Baba Allauddin Khan Yuva Puraskar décerné par le gouvernement du Madhya Pradesh, qu’il reçoit alors qu’il n’a que douze ans. Quatre ans plus tard, il se voit décerner l’Achievement Award par l’ancien président Jimmy Carter (2016), puis en 2019, le Rising Star Award.

une photo d'un Sarangi
Sarangi, vers 1865

Également né dans une famille de musiciens, Murad Ali est de ceux qui, préoccupés par le déclin de la popularité du sarangi au cours des dernières décennies, a tenté de redorer le blason de l’instrument et de le ramener sur le devant de la scène. Le pari est pratiquement gagné et l’art de Murad Ali reconnu dans le monde entier. Rappelons que le sarangi est une sorte de vièle à archet jouée en Inde, au Pakistan et au Népal. La caisse de résonance, rectangulaire, est recouverte d’une peau de chèvre sur laquelle repose le chevalet. L’instrument ne comporte pas moins de 35 cordes, dont un certain nombre résonne par sympathie. Murad Ali a déjà plusieurs albums à son actif. Jyotirmoy Banerjee est, lui aussi, issu d’une famille de musiciens. « Guidé par des professeurs tels que Smt. Soma Banerjee et Sri Pradip Chatterjee, il est aujourd’hui un érudit chevronné qui continue à bénéficier du mentorat de Chakrabarty » pouvons-nous lire sur bookmyshow.com. Musicien accompli, ayant joué partout dans le monde, Jyotirmoy Banerjee, qui tient ce soir l’harmonium, est aussi chanteur.

 

Raga Night (« And we’ll be jamming till the morning light »)

Cette soirée est placée sous le signe de la réunion de traditions et de pensées musicales, à travers cette musique que l’on nomme râga. Qu’est-ce qu’un râga ? La musique indienne est une musique savante qui, comme la musique occidentale, s’inscrit dans des règles, des cadres mélodiques et mêmes des cycles rythmiques (les tâla) précis. Expliquer ce que sont les râgas en quelques mots n’est pas aisé. Il faudrait remonter plusieurs milliers d’années pour en comprendre le sens symbolique. En fait, les râgas rassemblent « non seulement des éléments musicaux, modes, rythmes et nuances, mais encore des éléments religieux ou philosophiques » écrit Paul Pittion. « Des quelque trois cents râgas originels, il en reste actuellement sept principaux et plus de soixante secondaires, certains datés du règne d’Akbar, empereur (de 1556 à 1605) d’origine mongole qui unifia l’empire des Indes » (Pittion). Chaque râga est lié à un sentiment, une saison et même un moment du jour. Il se fonde sur un mode composé de cinq, six ou sept notes. Comme dans les gammes mineures et majeures du monde occidental, toutes les notes n’ont pas la même valeur et certaines sont plus importantes que d’autres. Le râga tourne ainsi beaucoup autour de deux notes importantes que l’on appelle vadi et samvadi. Théoriquement, un râga est aussi identifiable par l’utilisation d’un motif caractéristique, le pakad.

Cette nuit du râga, réunissant musique hindoustanie et carnatique, trouve cependant un autre point de convergence à travers la figure de cet artiste qui marquera encore longtemps la musique du monde. Une soirée « in memoriam Zakir Hussain ».

 

Guitariste, compositeur, arrangeur et enseignant-chercheur à l’Université de Bourgogne, Philippe Gonin travaille sur les musiques de jazz, le rock et la musique de cinéma. Il a publié de nombreux articles et divers ouvrages consacrés, entre autres, à Magma, Pink Floyd, Robert Wyatt ou The Cure ainsi qu’à la musique à l’écran.

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