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«La beauté dans la stimulation intellectuelle»

Cathy Krier en conversation avec Charlotte Brouard-Tartarin

Cathy Krier posant avec des ombres d'un arbre

C’est votre première participation à rainy days. En tant qu’artiste luxembourgeoise, quelle est votre relation avec le festival?

Étant friande de musique contemporaine et de programmes originaux, j’ai toujours aimé ce festival qui propose un condensé d’évènements que l’on entend moins ailleurs. Ses caractéristiques ont évolué selon les directrices et directeurs artistiques successifs, ce qui le rend d’autant plus intéressant. Certains concerts m’ont beaucoup marquée et me restent en mémoire encore aujourd’hui.

L’idée d’emmener le public, parfois frileux au début, vers des propositions moins standardisées, est une approche que je recherche aussi dans mes récitals. Même s’il faut parfois batailler pour la programmer, la musique nouvelle est souvent celle qui laisse une empreinte durable sur les auditeurs, qu’elle soit positive ou négative.

György Ligeti franchit un cap en 1986 dans la longue gestation de son concerto, après la composition l’année précédente du premier cahier de ses Études. Vous qui connaissez bien ces œuvres, quelle influence y voyez-vous? Karol Beffa parle du concerto comme d’une sorte de «super-étude», êtes-vous d’accord avec cette dénomination?

Je connais très bien Karol et je suis tout à fait d’accord avec ce qualificatif! [rires] Le style de Ligeti est très clair dès le début mais s’enrichit énormément. Le premier cahier des Études représente de façon manifeste un point de bascule dans l’écriture pour le piano mais aussi l’idée de complexité. Pour grandement simplifier, la manière d’écrire du compositeur est de partir d’une idée et de la complexifier au maximum, jusqu’à complète saturation. C’est véritablement la quintessence de ses Études.

Lorsque j’ai commencé à travailler le concerto, j’ai pris peur. La superposition de couches et de trames, l’avancée en parallèle du piano et de l’orchestre, la polyphonie extrême, tout cela avec de subtils décalages amènent à une certaine illusion. On pourrait presque parler ici d’études orchestrées, jouées enchaînées.

La composition de la pièce est influencée par son élève portoricain Roberto Sierra, qui fait découvrir à Ligeti la musique des Caraïbes et de l’Amérique du Sud, mais aussi par des éléments visuels et auditifs de cultures africaines. Le compositeur reconnaît également un retour à l’approche polymodale de Béla Bartok. Comment ces influences multiples sont-elles traitées dans le concerto?

Je n’arriverais pas à parler du concerto spécifiquement tant il fait partie de cette période de création, intense pour le piano, lors de laquelle toutes ces influences sont condensées. Ce qui me fascine chez Ligeti est cette «hyper curiosité» de tout et cette capacité à utiliser dans sa composition les procédés intellectuels qui l’intéressent. Il était par exemple un lecteur assidu de Karl Hopper et des thèses de l’épistémologie et parvient à transposer cela dans sa manière d’écrire, tout comme son intérêt pour les mathématiques et plus spécifiquement les fractales. Mais attention, contrairement à d’autres, il ne composait surtout pas selon un modèle mathématique! Lui recherchait la beauté dans la stimulation intellectuelle.

Richard Steinitz comparait le premier mouvement du concerto aux machines-sculptures de Jean Tinguely. Si vous deviez vous aussi établir un parallèle entre l’œuvre et un artiste visuel, lequel serait-il?

Je comparerais plutôt l’œuvre à de la haute horlogerie, à une mécanique de précision car tous les rouages s’y emboîtent parfaitement malgré leur complexité. Je peux comprendre la référence à Tinguely mais je trouve ses sculptures trop «clinquantes» en comparaison. Ligeti n’écrivait pas pour montrer quoi que ce soit.

Quelle est plus généralement la place du piano dans l’œuvre de Ligeti?

Ligeti voulait devenir pianiste mais disait n’avoir pu accomplir ce souhait car il avait commencé la pratique trop tard et n’était pas assez doué. Ses Études constituaient un cap qu’il n’avait jamais pu franchir techniquement, son incapacité à jouer rendant son imagination encore plus fertile. Il veut que l’interprète ressente une joie physique en jouant, ce que je n’ai pas encore trouvé! [rires] Chaque doigt est traité de façon égale, son écriture est physiologique mais pas vraiment pianistique, elle ne permet pas de faire appel aux automatismes acquis en apprenant Mozart ou Chopin. En revanche, il faut en acquérir de nouveaux, ce qui ouvre le champ des possibles de sa propre technique.

De plus, il n’y a pas de base harmonique sur laquelle se tenir, bien qu’on finisse par maîtriser la structure de la partition à force de la jouer. Mais cela prend du temps pour entendre les fausses notes et le travail est surtout intellectuel.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire de se documenter sur Ligeti avant de le jouer?

Non car bien que se revendiquant très élitiste, il est parvenu à faire partie d’une culture presque pop, aidé en cela par Stanley Kubrick notamment. Pour le public qui ne connaît pas bien sa musique, son attractivité réside principalement dans sa rythmique intrinsèque, irrépressiblement entraînante.

Lorsque j’ai participé au projet avec des danseurs [NDLR: Hear Eyes Move – Dances with Ligeti, chorégraphié par Elisabeth Schilling], je me suis aperçue qu’ils comptaient selon leur propre «illusion sonore» et non comme moi je comptais, c’est-à-dire selon la partition. Cela m’a aidé et donné un point d’ancrage supplémentaire. D’ailleurs, si on parvient à jouer l’étude Désordre ou le premier mouvement du concerto au tempo demandé, un certain swing s’installe. On a alors un mélange entre le côté intellectuel évoqué plus haut et la nécessité que la musique «vibre».

Vous avez collaboré à de nombreuses reprises avec Catherine Kontz, compositrice et directrice artistique du festival rainy days. Que nous réservent ces retrouvailles?

J’adore travailler avec Catherine, ce que je fais depuis plus de dix ans. Son style d’écriture a beaucoup évolué, avec le temps les actions se sont concentrées sur l’instrument. Bien que presque tout ait déjà été écrit pour le piano, elle parvient à trouver encore des approches différentes. Son univers poétique et espiègle intègre aussi des techniques étendues. Le public ne peut qu’être entraîné par sa générosité et sa curiosité, autant dans sa façon d’être que de composer. Mais une fois que la partition, souvent ludique mais toujours très précise, est transmise, elle laisse l’interprète libre. Je lui fais confiance, elle parvient à m’emmener là où je ne pensais pas pouvoir aller et je crois qu’elle se nourrit du fait de savoir que je suis prête à essayer.

Interpréter de la musique contemporaine implique d’accepter d’être surpris et de plonger dans l’inconnu. Quand on reçoit une œuvre écrite à notre intention qui «fonctionne», qu’on est la première à jouer, c’est un immense cadeau.

Liam Dougherty créé un concerto pour piano sans pianiste. Avez-vous déjà vécu une expérience musicale aussi radicale?

Non! On se pose alors la question: est-ce de l’art performatif musical ou de l’art conceptuel avec de la musique? Je trouve cela fascinant même si apparaissent des défis en matière de programmation. Quand le choix est assumé, il a toute sa place.

Quand on pense à un concerto pour piano sans pianiste, la référence est toujours 4’33’’ de John Cage. La pièce a déjà un certain âge mais je crois que depuis personne n’a réussi à égaler la force de son message. Comment parvenir à trouver sa place après cette radicalité? Avoir un résultat «sonore» peut alors être une approche intéressante. Il y a une réflexion conceptuelle, presque philosophique, sur ce qu’est un concerto, quels sont les éléments (interprètes ou matière sonore) qui priment. La forme du concerto est de moins en moins choisie par les compositeurs, aussi parce qu’il est difficile de se renouveler quand presque tout a été écrit pour l’orchestre.

Corps sonores et sonorités corporelles

La musique d’aujourd’hui serait complètement cérébrale? Avec «bodies», le festival rainy days 2025 décide de saisir ce cliché à bras-le-corps. Ce dernier, de même que la corporalité, a suscité l’intérêt des artistes de tout temps; ce thème est d’autant plus pertinent en musique, où l’idée que le corps n’est rien sans l’esprit et inversement va bien au-delà d’une simple expression. Cette pluralité d’approches du corps se reflète dans le programme du festival, destiné une nouvelle fois tant aux aficionados de musique contemporaine qu’aux simples curieux, et ce de presque tout âge.
image zoomée d'une main
rainy days 2025